Suivant: Suivant: Étude de cas 5.2: Examen de la couverture d’un « Massacre » en Côte-d'Ivoire
En mars 2011 une vidéo graphique qui prétendait être la mort d'au moins six femmes par la main des forces de sécurité ivoiriennes (FDS), lors d'une manifestation à Abobo, se répandait sur YouTube. Les événements ont eu lieu au cours d'une période de troubles quand le président Laurent Gbagbo s’accrochait au pouvoir après sa défaite aux élections présidentielles du mois de novembre précédent.
À la demande d'un client, Storyful a commencé la vérification de la vidéo deux ans après qu’elle soit diffusée. La vidéo montre un grand groupe de femmes chantant "ADO" (une référence à Alassane Dramane Ouattara, le rival de Gbagbo). Puis, à la minute 3:32, des convois de troupes blindés apparaissent et des tirs de gros calibre retentissent. Plusieurs personnes semblent être mortellement blessées. À l'époque, certains Ivoiriens affirmaient que les blessures étaient fausses. Le ministre de la Défense, et plus tard du pays, a jeté le doute sur la vidéo et les partisans de Laurent Gbagbo ont déclaré la vidéo comme « fausse » lors des reconstructions YouTube de la vidéo:(Ici et ici).
La vérification d’une vidéo qui présente une scenario d’un événement récent est à certains égards plus facile à réaliser que cette forme d'enquête rétrospective. L'information qui corrobore ou démystifie une vidéo est plus accessible dans les délais récents; les informations relatives à un événement sont souvent cachées plus profondément dans les réseaux sociaux. La recherche archivistique s’avère soit difficile, soit impossible.
Avec ces limites à l'esprit, voici les étapes que j’ai suivies pour essayer de vérifier la vidéo.
Rassembler le contexte sur l'événement
Avec peu de connaissances sur les détails du massacre signalé, j’ai cherché sur Google avec les mots clés« femmes tuées Gbagbo Mars 3 2011 ». Plusieurs investigations sont apparues telles que (celle-ci et celle-ci) décrivant l'emplacement approximatif et la séquence des événements. Cette recherche a également donné comme résultat une déclaration sur l'événement faite par le ministre de la défense, puis du pays, qui a affirmé que les images étaient scénarisées.
Un élément important de cette recherche est qu’elle a fourni des mots-clés que j’ai pu utiliser pour exécuter une recherche plus ciblée sur Twitter et YouTube, où j’ai trouvé du contenu des témoins oculaires. (Vous pouvez toujours essayer de vous mettre à la place des personnes qui ont mise en ligne la vidéo et imaginez comment la personne a pu décrire la vidéo.)
Emplacement
Selon la couverture, la manifestation et les tirs se sont produits à un rond-point à proximité d'Abobo, un quartier du nord d'Abidjan. Plus précisément, un articlesitue le massacre sur un grand carrefour / rond-point sur l'autoroute d'Abobo, à côté de la zone connue comme Abobo Gare. Dans cet article, un témoin déclare que les forces de sécurité sont passées par un rond-point, doublant par l’arrière et ouvrant le feu sur les femmes « avant de retourner à Adjamé. » Adjamé se trouve au sud d'Abobo, nous donnant une piste sur le sens de la circulation.
Selon un article plus récent publié par Le Patriot le 8 mars, les manifestants se sont rassemblés a »un rond-point à l'intersection de Banco" (localisé ci-dessous). En cherchant sur un forum local, on a vérifié que le rond-point était le lieu choisi pour des rassemblements précédents.
Google Maps montre deux grands ronds-points. L'un d'eux, Carrefour Banco, se trouve à l'extrémité sud d'Abobo, vers Adjamé . Comme ce fait concordait avec l’article précédent, je l’ai utilisé comme mon point de départ.
La position des lampadaires et des feux de circulation, l'alignement de palmiers et des arbres à feuilles caduques filmées dans la vidéo à partir de 04h00 correspondait avec la vue satellite du coin nord-ouest du Banco Carrefour, comme indiqué dans les cercles blancs ci-dessus. Le grand bâtiment avec deux protubérances au sommet du toit (entouré en rouge) correspond également avec un bâtiment que nous pouvons voir au loin au moment où le convoi de véhicules de sécurité disparaît de la scène. Cela correspond aussi avec la direction du trafic de l'image satellite ci-dessus, et la déclaration d’un témoin oculaire qui a décrit la circulation des véhicules prenant la direction sud vers Adjamé.
Cependant, un élément de preuve de la vidéo (ci-dessus), ne correspondait pas à l'image satellite. Nous avons compté trois grands arbres à feuilles caduques quand le convoi est entré dans le rond-point; Google Maps montre seulement deux de ces arbres. La vidéo a été filmée en 2011 et les images satellites ont été datées 2013, donc peut-être qu’un arbre a été coupé. Nous avons donc cherché à travers des images satellites historiques sur Google Earth. Les images de 2009 montraient trois grands arbres à feuilles caduques dans ce coin du rond-point.
Le troisième arbre manquant sur l’image par satellite du 2013 est présenté dans l'image ci-dessous. (Elle a été retournée de 180 degrés du nord au sud). A juger par ce point de vue, nous pouvons voir que la position de la caméra était juste en face de la route. Plus tard, j’ai parlé avec une source fiable connue par Storyful qui est familière de la vidéo, et qui avait visité Abobo pour faire un reportage sur le massacre. La source a confirmé qu’il s’agissait bien du bon angle de la caméra.
Date
La date de la prise des images a été corroborée par plusieurs reportages indépendants et par des vidéos partagées sur les réseaux sociaux. On les trouve rétrospectivement à travers des diverses recherches: sur Twitter, sur Pro ou Topsy (qui permet une plage de date à fixer), et sur YouTube avec des résultats classés par date et par date de mise en ligne.
Certaines des étapes que j’ai suivies:
recherche Twitter sur une période de temps pour générer des résultats à partir du 3 mars 2011. - Examiner les tweets sur cet événement ce qui m’a permis de trouver cette publication etcette réponse . Ces sources étaient des témoins potentiels, ou des personnes qui pourraient identifier des témoins. La première source se localisait à Cocody, Abidjan, et la seconde à Abidjan.
- Ensuite, j’ai localisé cette personne, qui a mis en ligne une vidéo tournée à Abobo lors des précédents rassemblements du RHDP. La vérification d’autres Twitvids sur son compte a conduit à une vidéo mise en ligne un autre jour sur la manifestation en question.
- J’ai cherché en profondeur sur son compte Twitter et j’ai trouvé d'autresréférences à RHDP pour ce jour. Cela m’a amené vers d’autres liens comme ce lien versun article sur cet évènement. Cet article comprenait une photo créditée par Reuters qui montrait des victimes correspondant à celles dans notre vidéo.
- À travers une recherche via Google Image de la photo, on a confirmé qu’elle n'a pas été utilisée avant le 3 mars. Cependant, les résultats montrent également qu'unarticle de The Guardian créditait la photo comme AFP / Getty Images et non comme Reuters. Cela signifiait qu’un photographe crédible était sur le terrain lors de l'événement.
J’ai creusé plus loin dans la photo ci-dessous.
L'image est compatible avec l'image de la victime à la minute 5:30 de la vidéo. La victime est couverte par des vêtements et des feuilles vertes utilisées par un grand nombre de manifestants. On peut remarquer les particularités du T-shirt bleu foncé porté par la victime sur lequel on peut distinguer un motif, un carré rouge et orange avec des lignes blanches et sombres, illustré ci-dessous dans un close-up.
France 24 Observateurs a également publié des photos envoyées par des collaborateurs depuis Abidjan. Chez Storyful, nous avons confirmé cette publication avec France 24.
D’autres recherches nous ont fait découvrir une photo-journal publié ici par un journalist de l’Agence France-Presse, Issouf Sanogo. Sanogo avait interviewé une femme nommée Sirah Drane, qui disait avoir aidé à organiser la manifestation du 3 mars. Drane disait qu'elle tenait un mégaphone pour s’adresser à la foule qui se était rassemblée au rond point de Abobo. Une femme correspondant à cette description est aperçue dans la vidéo.
La vidéo est en corrélation avec trois autres vidéos de l'événement. Ces vidéos ont été documentées par Storyful à l'époque, et pourraient être trouvées en utilisant la recherche YouTube sous les mots clés identifiés précédemment.
La première video a été mise en ligne le jour même du massacre sur un compte YouTube enregistré en Côte d'Ivoire qui avait été créé spécifiquement pour télécharger la vidéo. Il n'y a aucune autre activité sur le compte qui pouvait fournir des informations concernant la source. Les mêmes femmes blessées sont filmés dans la vidéo, ainsi que le bâtiment carré dans l'arrière-plan.
Une seconde video a été transférée à un autre compte YouTube inscrit en Côte d'Ivoire dans la matinée du 4 mars à 9:06:37 GMT. La vidéo a comme description: «plusieurs femmes tuées» à la «manifestation RHDP hier," c’est à dire, le 3 mars.
Aucunes de ces vidéos ou des photos concordantes n’existaient avant le 3 mars, suggérant un haut degré de certitude que c’était la date de l'événement.
La personne qui a mis la vidéo en ligne au départ
La vidéo elle-même a été mise en ligne sur YouTube le 4 mars du 2011. Elle est la première vidéo sur le massacre trouvée sur YouTube. Cependant, il est très probable que la vidéo ait été reprise d’un compte Facebook ou ailleurs pour être ensuite mise en ligne sur YouTube.
Le compte YouTube était inscrit aux États-Unis et était lié à un site Web hors service: onemendo.com. Le compte semble être exploité par quelqu'un avec des connexions avec des migrants jamaïcains vivant à New York ou au New Jersey car le compte contenait du matériel promotionnel pour un club local: DanceHallReggae.com.
Un compte Vimeo lié indiquait qu'ils étaient basés à Rochester, New York. Un compte Facebook lié affichait également des liens vers la musique d’un DJ jamaïcain. Il n’y avait pas d'autres indices sur les origines de la vidéo et pas de liens vers la vidéo du le 3 Mars 2011. Des vidéos d’un feuilleton sénégalais ont également été mises en ligne sur le même compte YouTube.
La video est-elle authentique?
La preuve ci-dessus confirme l'emplacement et établit la date de la vidéo comme hautement susceptibles d’avoir été filmée le 3 mars. Toutefois, la principale question était: la vidéo montre-t-elle que les femmes manifestantes ont été abattues par les FDS ce même jour?
Des réclamationsont été faites soutenant que le massacre avait été une mise scène et que les corps des victimes avaient été placés sur la scène après que les forces de sécurité soient passés. Ces questions graves justifient une enquête.
Dans une déclaration publique, le ministre de la Défense de Gbagbo, Alain Dogou, faisait référence à cette vidéo amateur du 4 mars. Selon lui, une femme a reçu des ordres de se coucher (on peut bien entendre cela dans la vidéo). Dogou dit qu'il est «difficile» de dire « que la vidéo correspond à l’emplacement signalé par les journalistes ». (Ce que nous avions tout à fait confirmé). Il a également dit que les journalistes internationaux ne couvraient pas la manifestation parce qu'ils assistaient à une conférence de presse organisée par l'ONUCI, ou à un autre événement lié au Conseil des Ministres. Enfin, il a reconnu que la manifestation des femme avait vraiment eu lieu à Abobo à cette date.
De graves questions se posent:
- Pourquoi la camera ne s’éloigne pas des blessés pendant longtemps, quand le convoi est entré sur le rond-point?
- Toutes les victimes ont-elles été abattues à quelques mètres les unes des autres?
- Seraient-elles toutes tombés face au sol de la façon dont elles sont dans la vidéo?
- Une femme ensanglantée reçoit des ordres de se coucher par terre dans la vidéo, comme décrit par le ministre de la Défense Dogou. Pourquoi? Est-ce par souci de son état de santé, ou pour interpréter le rôle d’une personne blessée? Pourquoi leurs visages ont-ils été si rapidement masqués avec des vêtements?
- Le «massacre» a crée une frénésie d'émotion dans la vidéo; est-ce réel? Le reste des manifestants a-t-il été trompé/dupé, ou sont-ils complices de le «massacre» mis en scène?
Plusieurs participants à la manifestation apportent des témoignages convaincants que les blessures ont été effectivement causées lors du massacre signalé. Un médecin de l'hôpital d'Abobo Sud est cité à la page 63/64 dans ce rapport de Human Rights Watch. Le médecin a signalé avoir vu les victimes de la fusillade:
Un médecin qui a soigné plusieurs des femmes qui n'ont pas survécu a affirmé que leurs blessures étaient manifestement causées par des armes lourdes, et non par de simples balles. Le médecin, ainsi que deux témoins présents sur les lieux, ont déclaré à Human Rights Watch que la tête d'une des victimes avait été complètement séparée de son corps. D'autres victimes, dont deux qui n'ont pas survécu à leurs graves blessures, portaient des blessures par balle de mitrailleuse.
(La vidéo montre effectivement une victime dont la tête a été séparée de son corps.)
Un article du New York Times a cité deux témoins comme suit:
“Le convoi de devant a commencé à tirer ", a déclaré un habitant d'Abobo, Idrissa Diarrassouba. "Tout de suite six femmes ont été tuées. J’étais juste là, à côté d'elles. Elles sont juste tombées.”
Il y a eu une rafale de mitrailleuse, " dit [le témoin, Idrissa Sissoko]. Il a également parlé de voir six femmes être abatues. « J’ai vu six corps couchés là, tout d’un coup," dit-il.
Selon cet article, une source militaire a déclaré à un journaliste de Reuters que la fusillade était un accident résultant de la nervosité des forces de sécurité suite à des affrontements précédents.
Conclusion
Nous pouvons affirmer que la date et le lieu ont été vérifiées à un haut degré. La source originale est absente, et nous n’avons donc pas eu l'occasion de parler à la personne qui a filmé les images.
Enfin de compte, cependant, la vidéo montre-t-elle ce qu’elle prétend montrer?
On ne peut répondre à cette question avec satisfaction à 100 pour cent à distance et prenant en compte le matériel qui a été recueilli. En plus de n’avoir pas pu contacter et interviewer la personne qui a mis en ligne la vidéo, il serait important de recueillir des témoignages et de trouver des témoins supplémentaires, tels que des médecins qui ont soigné les victimes et les familles des victimes identifiées. Pour identifier ces victimes nous pourrions tenter une enquête plus approfondie de la première vidéo, en fractionnant image par image les moments clés de la vidéo pour essayer de trouver des moyens pour identifier les victimes, pour après traquer leurs survivants.
Même avec tous les faits qui corroborent les informations qu’on a pu rassembler, ont ne peut pas porter de jugement sur cette video.